La Mélancolie du Pivert – Premier Chapitre

Si vous ne trouvez pas votre place dans ce monde, créez votre propre univers. Vous jouirez alors d’un trône.

 

Chapitre 1

Le monstre

 

C’était une douce journée d’automne. Le soleil perçait la cime des arbres et dansait sur les parterres de feuilles mortes comme à travers un kaléidoscope. Dans l’allée centrale du parc Manceau, une volée d’adolescents se pour- suivait les uns les autres. Ils chahutaient, se lançaient du matériel scolaire comme ils l’auraient fait avec des balles de tennis, riaient aux éclats. Leurs pas lourds et leurs gesticulations faisaient fuir les pigeons, ils s’élançaient alors à leur poursuite, oubliant le jeu qui les préoccupait quelques secondes auparavant. Courant à quelques mètres derrière l’attroupement turbulent, une jeune fille à la crinière blonde s’efforçait de rattraper son retard.

– Revenez ! Rendez-moi mes affaires ! gémissait-elle, essoufflée.

Un garçon d’environ quinze ans, dont les cheveux roux lui tombaient dans les yeux, céda en n à ses supplications. Il interrompit sa chasse aux pigeons et rappela ses camarades à l’ordre :

– C’est bon les gars, rendez-lui sa trousse et ses livres. D’toute façon, si on les garde plus longtemps, on risque de s’faire contaminer.

Une pluie de stylos et deux romans de poche furent jetés aux pieds de l’adolescente, sous les rires moqueurs de leurs ravisseurs.

– Maintenant va-t’en, Pépita. Tu n’as rien à faire dans notre parc, on n’traîne pas avec les monstres ! ordonna le rouquin.

Sans se soucier de l’effet de ses mots, le garçon retourna jouer avec ses camarades. Pépita ravala le flot de larmes qui lui montait aux yeux, s’empressa de rassembler ses affaires dans son gros cartable mauve puis emprunta le chemin vers la sortie, le menton levé, les dents serrées. Une fois les grilles du parc Manceau dépassées et les collégiens hors de son champ de vision, elle se mit à sangloter. Ses larmes inondèrent les trottoirs tout le long du trajet qui la menait chez elle. Là, elle trouva sa mère allongée sur une chaise longue, sur la terrasse. Son visage rond dissimulé sous une large capeline rouge, elle sirotait un thé glacé en feuilletant un magazine de décoration intérieure. Pépita jeta son cartable au sol et se réfugia dans ses bras rassurants.

– Ils m’ont encore traitée de monstre, gémit-elle en reniflant.

– Voyons, qu’est-ce que je t’ai dit ? Tu n’es pas un monstre, tu es seulement différente. Je dirais même que tu es la jeune fille la plus spéciale au monde, la rasséréna sa mère d’une voix douce.

– Mais ils ne me laissent jamais tranquille.

– Allons, cesse de pleurer. Ces gosses n’en valent pas la peine. Quand vous serez plus grands, tout ira mieux, tu verras. En attendant, qu’est-ce que tu dirais d’aller goûter ? Mamie a préparé de la pâte de coing.

Pépita essuya ses larmes d’un revers de main, hocha la tête avec résignation. Elizabeth Pivert se voulait rassurante, mais elle n’en était pas moins démunie. Depuis la naissance de sa fille, elle avait dû affronter les regards curieux et les jugements impitoyables d’autrui. Le corps médical, d’abord, s’était longtemps penché sur le nourrisson hors du commun, parlant de lui en oubliant qu’un petit cœur battait derrière son anomalie. La jeune mère s’était alors interposée, refusant de voir la chair de sa chair transformée en cobaye. Pour fuir les professeurs avides de renommée, elle avait convaincu son mari de se retirer à la campagne avec leur fille aînée, Célia, et Pépita. Cette fois, c’étaient les commentaires désobligeants des voisins qu’elle avait dû affronter. Sa cadette venait tout juste d’avoir quatorze ans, et c’était autant d’années passées à la rassurer et à la réconforter. Les mots commençaient à lui manquer. Tous les soirs, à seize heures trente, quand sa fille franchissait le pas de la porte les yeux mouillés de larmes, son cœur cessait de battre et son instinct de mère se trouvait torturé.

Madame Pivert avait bien tenté de parler aux autres parents d’élèves. Si certains avaient promis de faire la morale à leurs petits diables, la plupart s’étaient contentés de balayer le sujet d’un revers de main, lançant d’un ton égal :

– Oh ! Les enfants entre eux, vous savez ce que c’est. Dans le fond, ce n’est pas bien méchant.

Des paroles lourdes d’indifférence qui n’avaient qu’aggravé son désarroi. Pour apaiser sa fille, Madame Pivert n’avait plus pour seul recours que l’évocation d’un avenir plus doux, où la cruauté des enfants se masquerait derrière l’hypocrisie des adultes.

La pâte de coing apporta un soupçon de réconfort à Pépita. Kojak, le chien de la famille, vint la rejoindre dans la cuisine, appâté par l’odeur de friandise. Elle s’installa sur le carrelage face au Beagle en surpoids pour lui raconter ses mésaventures du jour. L’animal, baptisé de la sorte en raison de son pelage dégarni et de son addiction aux sucreries, la cajola à coups de langue grasse sur les joues, collant sa truffe humide sur sa peau blême et semant des poils sur ses vêtements.

– Heureusement que tu es là, mon Kojak. Toi au moins tu me comprends, le remercia Pépita en le serrant dans ses bras.

Comme l’animal lorgnait la tranche de pâte de coing qu’elle grignotait, elle lui en tendit un bout. Il l’engloutit en un coup de langue et lécha goulûment ses doigts collants de sucre. Attendrie par son air heureux, elle lui en offrit une autre part.

– Dis rien à personne mon gros, chuchota-t-elle sur le ton de la confidence, tu sais que t’as pas le droit d’en manger.

Pépita enfourna le restant de sucrerie dans sa bouche, passa ses mains poisseuses sous le robinet puis monta à l’étage trouver du réconfort auprès de Grand-Mère Pivert. Celle-ci passait ses journées à regarder des rediffusions de séries policières, les yeux vides, tenant de temps à autre de grands débats avec elle-même. L’adolescente se glissa gauchement dans son lit, lui planta un baiser sur la joue puis se lova contre son épaule.

– Qui êtes-vous ? demanda Grand-Mère Pivert à son contact, l’air surpris.

– C’est moi grand-ma’, c’est Pépita, la rassura-t-elle en lui attrapant doucement la main.

Grand-Mère Pivert s’accorda quelques secondes de réflexion puis sembla recouvrer ses esprits. Elle hocha la tête d’un air entendu et tapota la main que sa petite-fille avait entrelacée à la sienne, comme pour vérifier que ce n’était pas un nouveau tour de son esprit.

– Oh, oui… Bien sûr. Pépita, souf a la vieille femme.

L’adolescente lui sourit tristement. Les mouvements circulaires d’un poisson rouge explorant son bocal, sur la table de chevet, attirèrent son attention. Des paillettes de nourriture flottaient à la surface de l’eau. C’est ainsi que Grand-Mère Pivert avait tué les trois premiers poissons que lui avait confiés son fils, Robert. Elle leur donnait à manger puis, comme elle oubliait, elle recommençait quelques heures plus tard. Les pauvres bêtes se goinfraient toute la journée et ne tardaient pas à trépasser. Monsieur Pivert avait ni par trouver une solution imparable pour stopper le massacre, pro tant de la vue et de l’esprit défaillants de sa mère : depuis deux ans, le poisson qu’elle nourrissait six fois par jour n’était autre qu’un poisson mécanique. Monsieur Pivert se contentait de changer les piles lorsque c’était nécessaire et le tour était joué. La vieille femme n’y voyait que du feu.

Pépita se leva, saisit la petite épuisette qui jouxtait le bocal et entreprit de nettoyer les ocons ramollis. Mieux valait éviter que Grand-Mère Pivert ne s’aperçoive que son protégé n’avait rien englouti.

– Merci pour la pâte de coing, lança-t-elle pour faire diversion.

– De la pâte de coing ? s’étonna Grand-Mère Pivert. Tu ne m’en as pas rapporté ? Autrefois, je la faisais mieux que personne. Deux kilos de coings, un kilo de sucre, une gousse de vanille et le tour était joué. Le secret…

– C’est d’ajouter cinq-cents grammes de sucre vanillé, récita Pépita en même temps que son aïeule.

La cuisine, c’était tout ce qui ravivait la lucidité de la vieille femme. Elizabeth Pivert invitait chaque jour sa belle-mère à préparer plats et pâtisseries. C’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour la sortir de sa léthargie et lui rendre de son éclat d’antan.

– Oh, tu connais l’astuce ? Qui t’a donné la recette ?

– C’est toi, grand-ma’, répondit Pépita en égouttant l’épuisette, le sourire aux lèvres.

Combien de fois s’était-elle étonné qu’elle connaisse son secret ? La jeune fille tira les rideaux pour faire entrer le soleil sur le déclin et, de son pas lourd, revint se coucher auprès de la vieille femme. Toutes deux avaient toujours été très proches. Pépita n’avait jamais connu ses grands- pères ni sa grand-mère maternelle, elle avait donc reporté toute son affection sur Grand-Mère Pivert, qui le lui avait bien rendu. « Ne le dis pas à ta sœur, mais tu es ma préférée », lui avait-elle toujours répété. Elle l’avait couverte de cadeaux, du simple bonbon à la dernière poupée en vogue, et l’avait noyée de câlins et de baisers. Être la préférée de quelqu’un, pour une fillette rejetée de tous ses camarades, était un sentiment enivrant qu’elle n’aurait échangé pour rien au monde. Ainsi, quand l’état de Grand-Mère Pivert avait commencé à décliner et que ses parents avaient décidé de la faire emménager chez eux, Pépita fut ravie de n’avoir plus qu’un couloir à traverser pour trouver des bras réconfortants.

Seulement, elle avait rapidement compris que l’arthrose et une vue exécrable n’étaient pas les seuls maux dont souffrait sa grand-mère. Depuis quelques années, sa raison s’estompait, si bien que Pépita craignait de finir par disparaître définitivement de sa mémoire.

– On s’est encore moqué de moi à l’école, confessa la jeune fille en triturant ses doigts blanchâtres.

– Et pourquoi ? s’enquit Grand-Mère Pivert en la dévisageant. T’as le nez au milieu de la figure comme tout le monde, non ?

Pépita gloussa. Elle aurait aimé voir le monde comme sa grand-mère. Celle-ci oubliait tout en un clin d’œil mais résolvait les problèmes en un claquement de langue.

– Je crois que je leur fais peur. C’est à cause de ma maladie. Ils disent que c’est pas normal d’être comme moi.

S’il y avait une chose que Grand-Mère Pivert n’oubliait pas, c’était la maladie si spéciale dont souffrait sa petite-fille. Ce fléau qui la privait d’amis, raidissait son corps et donnait à sa peau ce teint cadavérique.

– Le problème, mon p’tit, c’est que les gens pensent qu’il est plus normal d’être idiot que différent. Allez, ne laisse pas ces andouilles te gâcher la vie. C’est vrai, par- fois la nature taille un modèle un peu plus original que les autres, et alors ? Il a bien fallu que certains singes deviennent des hommes un jour. Ce sont ceux qui sont restés dans le moule d’origine qui continuent de s’épouiller et de se renifler les fesses.

Cette fois, Pépita partit d’un rire franc qui se répercuta dans toute la pièce. Elle imagina ses camarades de classe enfermés dans un zoo, se battant pour des bananes et se roulant dans la boue. Grand-Mère Pivert avait raison, ils n’étaient rien d’autre que des primates, bien que même les singes eussent plus de cœur qu’eux.

– Alors tu crois qu’il y en aura d’autres comme moi ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.

– Qui sait ? Tu es bien arrivée, toi.

La jeune fille pressa fort la main de sa grand-mère. Son cerveau avait beau se faire ronger par la folie, elle avait l’humanité solide.

La voix de Madame Pivert retentit depuis le rez-de-chaussée.

– N’oublie pas de faire tes devoirs, Pépita !

La collégienne soupira. Grand-Mère Pivert lui fit signe de sortir.

– Laisse la…

– La porte ouverte, je sais, la coupa-t-elle en veillant à laisser une ouverture suffisamment dégagée entre la porte et l’encadrement, pour que la vieille femme ait vue sur le couloir.

Grand-Mère Pivert ne supportait pas d’être enfermée dans une pièce, une phobie qui lui venait de son enfance. Elle avait grandi pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui lui avait pris son père et sa sœur ; elle avait passé d’interminables heures enfermée dans des abris anti-bombes, accrochée au cou de sa mère et serrée au milieu des voisins. La nuit, il lui arrivait encore de crier de terreur.

Après dîner, Pépita s’installa sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, Vingt-Mille Lieues sous les Mers ouvert sur les genoux. Exclue par ses camarades de classe, les livres étaient pour elle de fidèles compagnons. Elle appréciait tout particulièrement ceux de Jules Verne et de Jonathan Swift.

C’était une dévoreuse de contes. Elle se réfugiait dans les romans d’aventures et s’accrochait à ces mondes de tous les possibles pour trouver la force de retourner, chaque matin, dans le monde qui était le sien. Une réalité fade et cruelle dans laquelle elle n’avait jamais su trouver sa place. Tous les soirs, la jeune fille venait se nicher contre sa fenêtre et se plongeait dans un livre qui lui faisait vivre d’incroyables péripéties par procuration. Elle avait souvent le sentiment d’appartenir plus à ces mondes imaginaires, qui ne prenaient vie qu’au gré des pages tournées, qu’à celui dans lequel étaient ancrés ses pieds.

Après tout, n’échappait-elle pas elle-même aux lois biologiques qui régissaient la Terre ?

Ce soir-là, pourtant, elle eut du mal à se concentrer sur sa lecture, attirée par la lumière qui brillait de l’autre côté du jardin. Au cours du dîner, sa mère avait annoncé l’arrivée de nouveaux voisins. Cela faisait quelques mois que la maison d’à côté avait été vendue et, depuis, Madame Pivert trépignait de savoir qui allait y emménager.

– J’ai vu le camion de déménagement mais je n’ai pas vu les nouveaux propriétaires. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, avait-elle déploré entre deux bouchées de gratin dauphinois.

– Te fais pas remarquer, Liz, l’avait réprimandée le père de Pépita. Avec un peu de chance, ces gens n’ont rien entendu sur nous et on pourra pro ter d’un peu de vie sociale avant qu’ils nous fuient comme la peste. J’aimerais bien allumer le barbecue pour d’autres personnes que les Pivert.

– Mais en n, Robert, tu n’es même pas un peu curieux ? avait insisté Madame Pivert en se dévissant le cou pour épier l’autre côté du jardin. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’ils ont un enfant d’environ ton âge, Pépita. J’ai vu passer un vélo et une paire de peluches qui débordaient d’un carton. J’ignore si c’est un garçon ou une fille, mais je te conseille de l’aborder avant que d’autres gamins ne le fassent.

– Lui mets pas la pression, l’avait rabrouée Monsieur Pivert. On ira les inviter à manger demain. D’ici-là, y a peu de chances pour qu’ils entendent quoi que ce soit sur nous. Et si c’est le cas, ils seront encore trop polis pour s’défiler.

– On dirait que je vais pouvoir sortir la belle vaisselle, avait lancé Madame Pivert, excitée comme un jour de soldes.

La nouvelle taraudait Pépita. Si ces nouveaux voisins avaient un enfant, leur installation dans le quartier pouvait tout changer. Elle se demandait si elle aurait en n la chance de se faire un ami, ou si elle devrait affronter la présence d’une brute aux portes de son havre de tranquillité.

Lire alors qu’un tel mystère entourait la maison voisine s’avérait ardu. L’adolescente ne pouvait s’empêcher de couler des regards curieux par la fenêtre. Elle ne se plongea entièrement dans sa lecture qu’une fois la fameuse lumière éteinte, pour retrouver le capitaine Nemo et les autres passagers du Nautilus.

Sur les coups de vingt-deux heures trente, elle entendit les escaliers grincer et reconnut la démarche légère de sa sœur aînée, Célia, qui était le fantôme de la maison. Celle-ci n’était presque jamais là, jonglant entre l’université et ses amis musiciens. Quand elle était présente, on ne la trouvait que dans sa chambre, et lorsqu’elle assistait aux repas de famille, c’était dans le silence. Autrefois, Célia avait été une amie précieuse pour Pépita, mais leur différence d’âge et un chagrin d’amour qui l’avait profondément écorchée avaient ni par les séparer.

L’arrivée de Célia marquait généralement l’heure du coucher. Pépita s’autorisa à lire un chapitre supplémentaire puis, après avoir jeté un dernier coup d’œil vers la maison voisine, elle se mit au lit. Pour la première fois depuis long- temps, l’angoisse qu’elle éprouvait à l’idée de retourner à l’école le lendemain fut teintée de curiosité. Au petit matin, elle saurait en n si un nouvel ennemi ou un ami inattendu l’attendait de l’autre côté de la clôture.

Pour vous procurer la suite du roman, 3 options s’offrent à vous : Vous pouvez passer commande sur le site de la maison d’édition, sur le site de le FNAC, ou directement auprès de n’importe quel libraire ! Parlez-en à votre bibliothécaire, à votre libraire de proximité, et même à votre grand-mère !

Leave a Reply