Le soir venu, quand la nuit tombe de l’autre côté de la fenêtre, et que la lumière de la hotte brille comme une auréole au-dessus de ma tête, penchée sur la plaque à induction, je parle à des casseroles. Le clapotis de l’eau qui bout et le rugissement de la ventilation camouflent ma folie aux voisins et, l’espace d’un instant, en grand monologue avec une batterie de cuisine, j’ai l’impression que tout est normal. Les casseroles ne me répondent pas, bien sûr, mais je leur raconte tout ce qu’il se passe de fou ces derniers temps. Les signatures, les premières chroniques qui tombent, les présentoirs où mon roman est mis en avant plus que d’autres. Je leur raconte tout ce qu’il se passe. Combien j’ai peur, combien je doute. Combien je suis heureuse, surtout. Et le vide de ne pas t’avoir avec moi pour traverser tout ça.
Il y a quelques mois, je me suis retrouvée avec cette cagette au milieu du salon, et ces casseroles à ne plus savoir qu’en faire. Des petites, des grandes, des moyennes. J’en ai brûlé deux la première semaine. Je me demande si je ne l’ai pas un peu fait exprès, tellement je n’en voulais pas, de ces fichues casseroles. Des plats aux motifs vieillots, des fourchettes en argent, quelques verres à vin qui faisaient cruellement défaut à mes placards. Le tout est resté planté au milieu du salon pendant des semaines, en équilibre fragile dans cette cagette en bois. Quand je rentrais le soir, les ombres informes m’attendaient devant la porte. Je me demande pourquoi je n’arrivais pas à les cacher dans un placard. Pourquoi je m’infligeais leur présence dès le seuil franchi. Peut-être pour assimiler que ce bazar était à moi. Que je ne te le rendrais pas. Un jour j’avais une grand-mère, un autre des casseroles. La métamorphose laissait mon cerveau perplexe. La transition était trop rude, trop insensée. Que devais-je faire de ces objets qui t’appartenaient ? De ces fragments d’un quotidien que j’avais tant aimé, mais qui aurait dû rester tien ?
Soudain, j’écopais de tous ces bouts de toi, et je me trouvais encombrée. Les pièces du puzzle ne s’emboîtaient pas. Ma logique était secouée. Trop de casseroles dans mon salon, et un numéro qui ne répondait pas dans mon répertoire. Mes pensées refusaient de suivre le fil du constat qui s’imposait. Il fallait vider tes pièces pour remplir les nôtres, se partager les souvenirs, chercher un peu de toi dans les objets les plus absurdes.
Il m’a fallu du temps avant de débarrasser le plancher. Fourchette après fourchette, casserole après casserole, jour après jour. Dieu sait que j’ai un talent inné quand il s’agit de procrastiner, mais jamais je n’avais montré si peu de volonté pour ranger quoi que ce soit. Puis la dernière casserole a rejoint mes tiroirs. Le chat, lui, s’est lassé de la cagette quand l’arrivée d’un colis lui a offert un carton flambant neuf où déployer ses griffes. Alors mon salon a repris ses allures de catalogue Ikéa habituelles, et mon ventre a cessé de se nouer quand je passais la porte. Et me voilà désormais qui prend mes plaques de cuisson pour une planche de ouija, désespérée d’apercevoir un signe de toi.
J’ai porté tes boucles d’oreille à Paris, pendant que je signais les exemplaires d’un roman que j’aurais tant voulu te voir tenir entre tes mains. Je me suis dit que comme ça, tu serais avec moi. Que faute de tout pouvoir te raconter, je pourrais te laisser m’accompagner. C’est fou comme tu n’as jamais douté que tout ça arriverait. Même quand je te répétais qu’on ne savait jamais, que rien n’était gagné dans la vie. Et maintenant que les planètes s’alignent pour moi, je ne peux plus sonner à ta porte pour te dire que tu avais raison. J’essaie d’y voir un signe du destin. De me dire que tu es partie quand tu as senti que je n’avais plus de raison d’avoir peur. Mais tu sais, je parle déjà à des casseroles, il faut bien que ma raison reprenne le dessus par moment. Alors toutes les jolies histoires que je me raconte pour étouffer le manque finissent par se faner. Et chaque fois que mes doigts glissent sur l’onglet « répertoire » de mon téléphone, chaque fois que je passe devant chez toi, j’apprends à composer avec le vide. Peut-être qu’un jour, j’écrirai un livre sur toi pour te garder encore un peu auprès de moi. Mais j’ai peur de ne jamais réussir à le finir, pour ne jamais te laisser partir. On dit que le temps panse les plaies, mais ce sont surtout les mots. Une fois qu’on les pose, leur mélodie emporte tout le pouvoir qu’on a glissé dedans. Rien que ces lignes, combien de temps m’a-t-il fallu pour les écrire ? Pour les organiser ? J’avais si peur d’avouer ce rituel d’entre deux mondes qui se livre au-dessus de mes casseroles brûlées. Si peur de déverser cette tristesse et ce désespoir qui me pousse à l’absurde, car cela signifiait m’en séparer. Rire du ridicule et partager l’intime pour que tout cela se transforme en un simple billet. Un marqueur temporel d’une des épreuves les plus difficiles de ma vie.
C’est si dur de formuler tout ça, mais vu que ma planche de ouija à induction ne fonctionne pas, je m’en remets à la seule magie que je connais. J’ai si peur de l’invoquer, si peur de me détacher de ce chagrin qui me grignote, car il a le mérite de te rappeler à moi. Mais maintenant que j’ai rangé le salon, je crois que je dois aussi ranger ma tête. Démêler les casseroles de tristesse de celles des souvenirs joyeux. Et commencer à ne me nourrir plus qu’à partir de celles-ci, désormais…