[Chronique] Dracula, dissection d’un classique

dracula

Résumé :

« En arrivant dans les Carpates, le clerc de notaire londonien Jonathan Harker est épuisé par son périple. Mais son client et hôte, le comte Dracula, a tout prévu : une chambre lui a été retenue à l’auberge pour la nuit, en attendant de rejoindre le château en calèche. Mais pourquoi les habitants du village se signent-ils avec des mines épouvantées quand Jonathan leur dit où il compte se rendre ? Pourquoi lui fait-on cadeau d’un crucifix et de guirlandes d’ail ? Malgré ces mises en garde, Harker poursuit sa route. Certes, ces montagnes escarpées, ces loups qui hurlent dans le lointain ont de quoi faire frissonner. Mais enfin, tant de superstitions au cœur du XIXe siècle ! Jonathan est un homme raisonnable… »

Un peu (beaucoup) d’histoire

Dracula est l’ouvrage le plus connu de Bram Stoker, qui en a publié une dizaine, et est considéré comme la référence ultime du vampirisme. Il a notamment été adapté par l’auteur au théâtre (une pièce de 4h, tout de même). Pourtant, l’ouvrage est paru en 1897, soit plus d’un siècle après le poème Der Vampir de Heinrich August Ossenfelder (1748) ou le poème La fiancée de Corinthe de Goethe en 1797. L’Histoire de la Dame Pâle, de Dumas en 1849 et Carmilla de Sheridan le Fanu en 1872, comptent également parmi un nombre conséquent d’œuvres littéraires s’intéressant au vampire, ce qui fait du XIXe LE siècle de cette figure légendaire. Je me suis donc intéressée à l’origine de ce mythe, persuadée qu’il devait nous venir de croyances égyptiennes ou grecques.

Mes recherches (c.f sources à la fin de l’article) confirment que le vampire est un mythe ancré dans toutes les cultures depuis l’aube de la civilisation, très probablement en raison de la crainte de la mort qui est commune aux hommes depuis toujours, couplée avec des rituels, des superstitions propres à chaque peuple et la croyance en des légendes pullulant de terribles créatures venues des enfers. La décomposition des corps et les symptômes parfois terrifiants de certaines maladies ont pu contribuer à l’érection du mythe. Par exemple, les démons akkadiens étaient présentés comme apportant la maladie et suçant le sang des humains, tandis que les empuses grecques (devenues succubes au fil des siècles) séduisaient les hommes pour mieux les vider de leur sang. Les garces.

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Dans la Bible, Caïn est damné par Dieu pour avoir tué son frère. Il rencontre alors Lilith, la première femme d’Adam, reine des succubes, et devient mauvais au contact de sa magie, si bien qu’il ne supporte plus le jour et est assoiffé de sang. Décidément, Adam n’a vraiment pas eu de pot avec les femmes que Dieu a données : Lilith s’est enfuie du jardin paradisiaque parce qu’il voulait la dominer et est devenue un méga démon, puis Eve a commis le péché originel. Bon, soit dit entre nous, la Bible n’est pas non plus un modèle de logique, donc ne vous inquiétez pas sur l’histoire de première femme, deuxième femme, les textes ne sont pas d’accord entre eux non plus. Pour conclure cet interlude biblique, le roi David a aussi la particularité d’absorber la chaleur des femmes dans leur sommeil, ce qui colle assez au mythe. Comme quoi, la Bible est peut-être aussi cool et illogique que Twilight !

Pour la faire courte, le vampire lié au religieux se transforme au fil des siècles en le mythe que nous connaissons tous aujourd’hui : une sorte de zombie, un « non-mort » comme le dit si bien le professeur Van Helsing dans l’œuvre de Bram Stoker, qui ne peut trouver la paix auprès de Dieu à cause de cette malédiction qui l’empêche de mourir pour de bon. L’idée de la morsure qui transforme un être en vampire ne vient que tardivement, car les croyances ont toujours mis en cause la maladie, le caractère mystérieux de la mort, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de morts violentes. Plusieurs légendes des pays de l’est font état de réapparitions de morts, de massacres, comme le villageois serbe Peter Plogojowitz qui, en 1725, se serait pointé chez lui dix semaines après sa mort pour demander ses chaussures à sa femme. Suite à sa réapparition, des villageois auraient été sauvagement assassinés, et comme on suspecte Peter, on décide d’ouvrir sa tombe. Surprise ! Le cadavre n’est absolument pas entré en décomposition, ce qui est pour les orthodoxes un signe de manifestation démoniaque. On lui plante alors un pieu dans le cœur, et l’on ne constate plus de massacres par la suite.

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On ne peut pas en vouloir au pauvre Peter, il n’y avait pas Allo Resto à l’époque, et les vampires végétariens n’étaient pas encore en vogue.

Dans l’ouvrage de Bram Stoker, il est fait allusion à plusieurs reprises au célèbre empereur Vlad l’Empaleur, et Dracula en serait le descendant (ses conquêtes en Orient sont notamment évoquées). Certes, Vlad III était un empereur sanguinaire, qui impressionnait ses ennemis par le supplice qu’il infligeait aux gros malins qui avaient l’idée de le défier et de s’opposer à lui, c’est-à-dire lorsqu’il les empalait sur un pieu par le postérieur, laissant l’instrument leur perforer les organes jusqu’à ce qu’il ressorte par la bouche (ou le torse), puis exposant ses victimes pour faire passer l’envie à quiconque de s’en prendre à lui, mais rien ne l’assimile concrètement aux vampires. Dracula est nommé d’après le terme roumain « Dracul », dragon, le suffixe -a établit la descendance, et l’on sait que le père de Vlad appartenait à l’Ordre du Dragon. Donc Dracula, c’est le fils du dragon. C’est toujours bon à savoir pour comprendre les origines du comte et les allusions à son passé de conquérant.

En résumé, à l’époque, le vampire c’était plutôt ça :

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Un monstre repoussant et terrifiant.

Puis les auteurs ont tellement fouillé le mythe qu’ils ont fini par fantasmer sur le personnage, et c’est devenu ça :

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Un ado « sexy » qui scintille au soleil au lieu de brûler dans d’atroces souffrances.

Je ne sais pas trop à quel moment ça a merdé, mais je crois que Stephenie Meyer y est pour quelque chose.

Ma critique de Dracula

Bref résumé :

Au début, on suit Jonathan Harker, un clerc de notaire venu de Londres afin d’arranger la vente d’un bien pour le comte Dracula. Il relate dans son journal les diverses bizarreries qu’il constate, que ce soit dans le comportement du comte ou au sein du château. Puis son journal s’arrête brutalement lorsqu’il essaie de s’enfuir, et l’on suit alors la correspondance de sa fiancée Mina avec sa meilleure amie Lucy. Mina s’inquiète de ne pas voir son cher et tendre revenir des Carpates. Les deux femmes quittent Londres pour se reposer à Whitby, où Lucy commence à développer d’étranges crises de somnambulisme. Alors que Mina est contactée par une religieuse qui soigne Jonathan et part à son chevet, l’état de Lucy se dégrade. L’un de ses soupirants, le Dr Seward, demande à son maître, le professeur Van Helsing, de quitter Amsterdam pour venir examiner la malade. Dès lors, le mystère autour de la maladie de Lucy s’épaissit, et débute un frustrant jeu du chat et de la souris.

Un construction narrative originale

Le roman se présente sous forme d’extraits de journaux intimes des différents personnages, d’échanges épistolaires et de coupures d’articles de presse. En fait, lorsque j’ai pioché ce livre dans la bibliothèque en libre accès de mon école, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Tout le monde a entendu parler du Comte Dracula, mais je ne suis pas sûre que beaucoup de gens sachent ce qu’il se passe vraiment dans ce livre. Déjà, je ne m’attendais pas du tout au récit présenté sous forme de journaux intimes, et je pensais qu’il devait y avoir une histoire d’amour dans le lot (la couverture le laisse d’autant plus penser), mais ce roman est tout bêtement l’histoire de la traque de Dracula. Ce qui m’a dérangée, c’est que les journaux intimes, même s’ils permettent d’avoir le point de vue de tous les personnages, qui relatent tour à tour les évènements, sont explicitement écrits dans le but de témoigner, et par conséquent d’être lus. On perd le côté intime, et l’on a plutôt une narration factuelle où les voix des personnages manquent de singularité.

Entre longueurs et récit prenant

Les quelques articles de presse permettent d’intensifier le suspense, même si, pour être honnête, il n’y en a pas vraiment. Je pense que ce roman devait être terrifiant au XIXe, mais de nos jours, le mythe du vampire a été tellement exploité que les évènements sont assez prévisibles. J’ai beaucoup aimé les extraits du journal du Dr Seward, qui travaille dans un asile et suit Renfield, un patient qui gobe des mouches et des araignées. C’est ce que j’ai trouvé le plus intriguant, et c’est à travers l’histoire de cet homme que j’ai eu le plus de surprises.

Il y a aussi énormément d’explications, scientifiques ou religieuses, surtout lorsque le professeur Van Helsing commence à parler. Rappelons que le livre a été publié en 1897, la narration est bien différente de celle à laquelle nous sommes habitués de nos jours : il y a beaucoup de formalités dans les échanges, les femmes s’évanouissent à la moindre sensation forte et les déclarations sont solennelles et pompeuses. Ce n’est pas un livre qui se lit d’une traite, on a besoin de le poser de temps en temps pour le savourer sans s’écœurer. Malgré tout, c’est un roman à lire. Ne serait-ce que pour voir combien les livres d’horreur ont évolué, ou simplement pour analyser les différences avec les modes narration actuels. Je pense que, pour l’époque, ce devait être très novateur de mélanger autant de formes de narration en un seul texte (journaux intimes/coupures de presse/lettres…) et c’est d’ailleurs ce qui rythme ce récit très dense. Mais, avec mon regard d’amatrice de littérature contemporaine, j’ai forcément la critique facile en me disant que beaucoup de scènes auraient pu être raccourcies, et que la chasse de Dracula ne méritait pas autant de détours (surtout pour une scène finale aussi courte !) J’ai conscience qu’il est très pompeux de se permettre de telles remarques sur un classique d’une telle envergure, mais j’insiste sur mon regard de néophyte en littérature gothique. Oh et, aussi, il est intéressant de voir l’évolution du mythe.

En revanche, si vous espérez une histoire d’amour parce que vous ne connaissez le mythe du vampire qu’à travers les œuvres Young Adult du 21e siècle, et que la couverture de certaines éditions comme la mienne surfent sur la vague du monstre glamour : passez votre chemin. Je le répète, mais c’est un roman du XIXe siècle ! Mina et Jonathan sont des époux tout ce qu’il y a de plus conventionnels, et Dracula est vraiment présenté comme un démon à abattre. La religion est omniprésente, d’où l’intérêt de vous avoir présenté l’évolution du mythe. Moi qui suis loin d’être une adepte de ces croyances, ç’a eu tendance à me faire lever les yeux au ciel. J’aime bien quand on va droit au but et qu’il y a de l’action, mais ici tout est très réfléchi, fait selon la volonté de Dieu, et finalement les personnages passent plus de temps à se courir après qu’à se confronter pour de bon. Ils ne sont pas maîtres de leur destin, mais soumis à la volonté du divin, ce qui est un motif assez récurrent pour l’époque.

Enfin, ma grande surprise en me penchant sur le mythe de Dracula, ça a été la manière dont le comte est dépeint. Je le pensais très majestueux, élégant, impressionnant, mais en fait je l’ai trouvé puéril. Il n’a rien d’un prédateur, mais tout de la créature de l’ombre qui fuit ses ennemis au lieu de les combattre (même si sa condition joue souvent en sa défaveur). Là où ça devient intéressant, c’est que, malgré tout, il reste dangereux et inspire la peur. Une dualité qui a de quoi faire tomber les clichés !

Conclusion

En somme, ce roman ne m’a pas réconciliée avec les vampires mais je suis heureuse de l’avoir lu. Tandis que je reproche aux romans plus actuels qui traitent ce mythe d’en faire trop, de développer des histoires d’amour niaisouillardes, où tout est surfait et où les adaptations du mythe versent parfois dans le ridicule, ici j’ai manqué d’action et de rythme. Mais c’est tout simplement car je ne suis pas une grande adepte de la littérature gothique, et que lorsque je me penche sur les classiques je préfère les plumes plus épurées et poétiques de Maupassant et de Hugo. En revanche, Stoker nous emporte vraiment dans son univers, et l’on se plonge sans difficulté dans ce roman.

Sources

Si vous avez lu tout cela, merci ! Malgré mon avis mitigé, j’ai passé une bonne lecture et je pense qu’il est important de lire Dracula sur le plan culturel. J’ai pris un plaisir fou à éplucher les articles qui traitent du mythe du vampire, alors si vous avez encore un peu de patience, n’hésitez pas à parcourir mes sources :

L’évolution du mythe

Diverses légendes

Le cas de Peter Plogojowitz

Références bibliques

Vlad l’Empaleur

Annexes de l’édition J’ai Lu 2011

16 Comments

  1. florylegebooks

    avril 20, 2017 at 9:10

    Merci beaucoup pour cet article ! J’ai lu l’année dernière et je me souviens effectivement d’une lecture un peu poussive. Ce roman reste néanmoins un classique qu’il faut lire, si on veut aller plus loin que Twilight sur le sujet ?

    1. Pauline Perrier

      avril 20, 2017 at 8:19

      Exactement, malgré ces longueurs, l’histoire est intéressante et j’ai apprécié ma lecture. Pour ce qui est de Twilight, inutile de s’attarder sur toutes les incohérences de cette saga… Qu’on s’approprie un mythe, c’est très bien, mais que l’histoire manque autant de profondeur et de logique, c’est décevant.

      1. florylegebooks

        avril 20, 2017 at 9:26

        Ta réflexion sur cette saga m’a beaucoup fait rire d’ailleurs ?

  2. thewildbeauty

    avril 21, 2017 at 1:55

    Il y a quelques années, j’ai acheté Dracula de Bram Stoker, en version poche (donc raccourcie). Je me souviens que j’avais adoré et j’étais vraiment prise dans l’histoire! J’ai même regretté que ce soit une version raccourcie… Tu me donnes envie d’y replonger malgré tout^^
    Passe une bonne journée!

    1. Pauline Perrier

      avril 21, 2017 at 2:15

      Elle vaut clairement le coup d’être lue en entière ! Certes, je pense que l’auteur a pris des détours qui n’étaient pas forcément utiles, mais c’est un classique à connaître. Les personnages sont attachants et l’histoire est intéressante.

  3. The City and Beauty (kathia)

    avril 21, 2017 at 2:37

    Coucou tu as très bien résumé, très bel article, par contre la saga Meyer….. Pas fan, plus rien à voir avec l’original 🙁

    1. Pauline Perrier

      avril 21, 2017 at 2:45

      On est bien d’accord, c’est parti en cacahuète avec cette saga ah ! ah !

  4. Serena

    avril 21, 2017 at 6:52

    Coucou,
    Voilà un article très intéressant ! Perso j’aime bien les histoires de vampires, c’est pas de la grande littérature mais ça me détend^^ Après je trouve effectivement que la couverture surfe sur la vague des vampires mais ce n’est pas le cas de toutes les éditions, heureusement^^
    Je garde un bon souvenir de l’histoire mais j’avais trouvé quelques longueurs quand même, j’en avais fait un article sur le blog si ça t’intéresse ?
    Oulala j’ai été trop bavarde je crois, gros bisous à toi !^^

    1. Pauline Perrier

      avril 21, 2017 at 5:55

      Pas de souci, c’est un plaisir de te lire 🙂
      Ce n’est pas de la grande littérature seulement quand c’est traité façon Young Adult/fantastique où je n’ai encore jamais rien lu qui me fasse dire « waouw, ce livre est vraiment bien mené ». En faisant cet article j’ai découvert quelques romans du 18/19e, je pense que je me pencherai sur certains, où l’on retrouve plus ce côté diabolique ?

  5. Franca

    avril 21, 2017 at 8:10

    Les histoires de vampires, de demons de surnaturel me plaisent mais ce livre m’a l’air un long à lire.

    1. Pauline Perrier

      avril 21, 2017 at 8:12

      Il y a des lenteurs, mais il vaut la peine. C’est bien écrit et cela permet de trancher complètement avec l’image du vampire marketée au possible que l’on connait.

      1. Franca

        avril 21, 2017 at 10:43

        les films récents des vampires ne sont pas ceux que je préfère mais ma fille ado. Les adore. Il en faut pour tous. Bonne soirée.

  6. Caro Bleue Violette

    avril 24, 2017 at 3:40

    Lilith ne voulait pas se laisser dominer donc elle est devenue un démon, genre les femmes insoumises sont forcément diaboliques ; quant à Eve, responsable du péché originel, elle fait depuis porter la responsabilité de tous les maux de la Terre sur les femmes : ce n’est pas Adam qui n’a pas de pot, c’est surtout la Bible qui est super sexiste 🙂

    Effectivement, certains lecteurs appâtés par la couverture revampée ont dû être assez surpris ^^. La prose de Dracula, comme celles de beaucoup de romans victoriens, n’est pas forcément évidente, surtout si on n’en a pas l’habitude.

    Sinon je conseille l’adaptation ciné de Coppola 🙂

    1. Pauline Perrier

      avril 24, 2017 at 3:43

      Oui, c’était assez ironique. La lecture de l’article ne laisse pas vraiment de doutes concernant mon opinion sur les textes religieux 😉
      Je ne connais pas cette adaptation, je note !

      1. Caro Bleue Violette

        avril 24, 2017 at 4:23

        Oh j’avais compris, j’avais juste envie de râler contre la Bible (j’ai le droit, je l’ai lue deux fois, par curiosité) ^^ !

        L’adaptation de Coppola est top. J’ai un gros crush malsain sur le Dracula de Gary Oldman 😛

        1. Pauline Perrier

          avril 24, 2017 at 4:24

          Pas de souci, ah ! Ah ! Je vais essayer de regarder ça sous peu, alors 😉

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