Bonjour patience, bonsoir ivresse

Lundi, 8 h 45, Emmanuelle ne savait pas encore que l’amour demandait autant de patience. Cela faisait maintenant cinquante-huit heures et douze minutes qu’elle n’avait pas eu de nouvelles. Autant dire une éternité.

Elle avait mal dormi la nuit dernière. Dès qu’elle fermait les yeux, elle ne pouvait s’empêcher de se représenter son visage. Doux, souriant. L’image semblait si réelle qu’elle en tendait presque les lèvres pour atteindre les siennes. Mais ce n’était qu’une projection. Le lit restait vide et son cœur rempli d’impatience.

Arrivée au bureau, elle avait songé à l’appeler. Après tout, c’était une femme du vingt-et-unième siècle, libre et indépendante, capable de prendre sa vie en main. Ce n’était tout de même pas un drame si elle appelait la première, non ? Au contraire, cela pourrait lui donner l’air déterminé, sûre d’elle… ou accro…

Elle n’appela pas.

Soixante-trois heures et trente-six minutes. Emmanuelle peinait à se plonger dans le dossier Penalver Industries contre Lelong Corporation. Elle battait nerveusement du pied les supports de son bureau et ne cessait de ronger son crayon à papier. Rien à faire. Seule la sonnerie qui ne retentissait pas accaparait toute son attention. Elle se fit du café pour se changer les idées et avoir l’air occupé. Cinq fois. Mais elle n’y gagna qu’une frénésie encore plus prononcée.

Soixante-cinq heures. Emmanuelle vit passer son patron dans le couloir. C’était l’heure de sa pause clopes. Trop agitée, elle en profita pour faire un tour sur le site de rencontres. Pas de nouveau message. Rapide coup d’œil sur son profil. Pas d’activité récente. Ses doigts se crispèrent sur la souris, fébriles. Il lui restait encore cinq minutes avant que son patron revienne. Elle décida de s’accorder un maigre réconfort et passa quelques-unes de ses photos en revue. Elle choisit parmi celles de son voyage en Grèce, pour voir sa peau nue halée par le soleil. Pour épier ses incursions sous-marines où la combinaison de plongée lui sculptait un corps d’enfer. Elle n’eut pas le temps de finir, le patron venait de regagner les couloirs. Elle cliqua sur la croix rouge de la page en lâchant un soupir de désespoir. Il était trop tard maintenant. Sa chance était passée. L’amour lui était passé devant sans daigner s’arrêter. Le téléphone ne sonnerait plus. Personne ne rappellerait si longtemps après un premier rendez-vous.

Emmanuelle quitta le bureau à dix-sept heures. Elle vérifia son téléphone plusieurs fois par minutes tout au long de son trajet en métro. Lorsqu’elle ne vérifiait ni son journal d’appel, ni sa boîte de réception, elle passait la rame au peigne fin à la recherche d’un visage familier. Le sien. Avec ses yeux d’un bleu si profond et ses cheveux bruns si soyeux. Elle se sentait misérable d’agir ainsi. Jamais elle n’avait adopté un tel comportement. Jamais elle n’avait eu cette sensation de manque. Mais voilà, jamais elle n’avait connu un tel baiser, une telle ivresse, et sans cesse lui revenait en tête cette phrase cruelle qui lui avait été murmurée dans le creux de l’oreille juste avant de se quitter. « Je te rappelle très vite. ». Soit elle vivait avec une notion erronée de la vitesse, soit elle s’était bien fait avoir.

En arrivant à son appartement, Emmanuelle avait pris ses résolutions. C’était décidé, les sites de rencontres : plus jamais. Elle n’avait pas besoin qu’on vienne lui vendre un peu de rêve le vendredi soir pour se réveiller tous les lundis matins en réalisant qu’il ne s’agissait que de poudre aux yeux. Et puis cette histoire, ce rendez-vous de malheur, elle en avait également fini avec. Elle allait faire comme si de rien était. Et s’enfiler un pot de Ben&Jerry’s parfum chocolat avec morceaux de guimauves. En entier. Dans un pyjama taille XL.

Le téléphone sonna à vingt-deux heures. Emmanuelle était assise sur les toilettes en train de lire un magazine. Son cœur manqua un battement. Ça ne pouvait pas être possible. C’était forcément une erreur de numéro, ou sa copine Murielle qui l’appelait pour savoir si sa romance sur le départ avait enfin pris son envol, loin de se douter que le pilote n’était apparemment pas prévu sur le vol. Elle décida de laisser travailler son répondeur. Pourtant, en même temps que son annonce d’accueil résonnait dans la pièce d’à côté, elle comprit. Il s’était écoulé soixante-douze heures depuis le fameux rendez-vous. Soit trois jours. C’est-à-dire le laps de temps idéal recommandé par une croyance populaire qui régissait la vie de nombreux célibataires pour rappeler une conquête.

Emmanuelle bondit sur ses pieds, jetant son magazine, et se précipita sur le téléphone en tentant de remonter son bas de pyjama dans la lancée. Mais le répondeur s’était déjà enclenché, et elle entendit avec soulagement sa voix retentir dans le salon :

« Bonsoir Emmanuelle, je m’excuse de t’appeler si tard mais j’ai eu du travail tout le week-end et je ne voulais pas que tu penses que je t’avais oubliée. J’ai passé une très bonne soirée vendredi et je me demandais si tu voulais bien remettre ça dans la semaine. Tu dois déjà dormir… Rappelle-moi. Oh ! J’allais oublier ! C’est Sophie. A très vite. »

paulineperrier

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