Il y a cinq ans, le 9 mai 2012, j’ai perdu mon grand-père. Il est drôle, ce mot…. « Perdu », comme un enfant égaré dans un supermarché, un trousseau de clefs oublié dans le recoin d’un sac à main. C’est un doux euphémisme qui nous laisse croire en des retrouvailles… Un jour. Mon grand-père, il avait un fauteuil attitré. C’était le sien, c’était comme ça, et quand il est mort j’ai dû me confronter au vide, à cette place désertée que j’osais à peine regarder. Alors j’ai écris, parce que c’est le seul moyen que j’avais pour digérer l’absence, le manque, la douleur. Puis cette année, une association de mon école a organisé un concours d’écriture dont le thème était « Vide ». Les résultats étaient prévus pour le 9 mai. Une étrange coïncidence, n’est-ce pas ? Alors j’ai ressorti mon texte, je l’ai dépoussiéré, arrangé, je l’ai même lu pour la première fois à ma grand-mère. Après tout, il était disponible en ligne, autant le partager avec la principale intéressée. Et j’ai gagné le premier prix, celui du jury. Alors aujourd’hui je vous partage ce texte. Promis, la prochaine fois, j’en pondrai un pour vous faire rire.
Le fauteuil est vide
Le fauteuil est vide. Dehors le soleil semble s’être éteint et les nuages brouillent le ciel. Les murs sont tristes. Même les oiseaux ne chantent plus. Et je reste assise seule pendant des heures face à ce fauteuil vide. Plus personne ne s’y assoit désormais. Peut-être ont-ils peur qu’il soit hanté ? Je ne sais pas… Moi-même, je n’y touche pas.
Je fais des vas-et-viens dans les couloirs de la maison. Je tourne en rond. Je me lève chercher quelque chose puis j’oublie. Je me retrouve errant dans une pièce sans plus savoir ce que je suis venue y faire. Les murs pleurent. Ce sont les photos qu’ils portent qui leur racontent de trop tristes histoires. Je ne les regarde pas. Je fais des allers-venues, je ne suis plus bien nulle part. Et toujours, quand je reviens au salon, ce fauteuil vide qui me fait face.
La maison est vide. J’ai tout donné, vite, comme on fait avec un pansement qu’on arrache. Je comble l’espace en brassant de l’air, je déplace sans cesse le peu qui reste, j’arpente les pièces sans but. Je ne tiens plus en place. J’ai l’impression d’attendre que le courant d’air s’immisce en moi pour y étouffer le vide qui m’habite. Mais rien n’y fait, tout est imprégné. Ça sent toi, où que je sois. Les draps, les chaises, les murs, je te retrouve même dans les casseroles que je nettoie. Je les nettoie seulement, car cela fait des mois que je ne mange pas. On m’inonde de gâteaux et de restes de gratin, on me gave de plats préparés, de soupes trop sucrées, mais le frigidaire n’a jamais été si vide et la poubelle si pleine. Je me contente de rester assise pendant des heures et je contemple ce qu’il me reste de toi, ce fauteuil qui est toi, où je te revois, où je t’entends presque me parler de la guerre et des enfants, de nos belles années, d’autrefois.
Parfois, je te cherche. Une porte qui grince, un bruit de pas, et je t’attends. Sauf que tu ne viens pas. Je guette comme un loup aux aguets, comme si le destin s’était joué de moi et que tu allais tout à coup réapparaître. Mais ce n’est jamais le cas. On vient me rendre visite, on met de l’huile sur les gonds, on recolle le parquet qui se soulève et je ne t’entends plus. Des fois, l’idée me vient de le racler avec une spatule pour qu’il se soulève encore, de laisser une fenêtre ouverte, même en plein hiver, dans la seule attente que le vent fasse claquer la porte comme si c’était toi. Les enfants se moquent de moi, ils me disent de ne pas y prêter attention, d’oublier. De toute façon, ils ne parlent jamais de toi. Mais moi, je ne t’oublie pas. Je pense à toi à chaque inspiration, à chaque geste. Tu es partout, fondu en moi.
Je tourne en rond parce qu’il n’y a nulle part où je ne te sens pas. Je détourne le regard des photos accrochées aux murs mais je ne les enlève pas car j’ai besoin que tu sois encore là. Pour moi, pour les enfants, pour les plus jeunes. Pour t’accorder encore un peu de vie, un délai par procuration. C’est tout ce que je peux désormais t’offrir, un regard sur ce que nous devenons ici, perdus depuis que tu n’es plus là. Une vaine tentative pour que tu entendes encore leur voix. Mais je ne peux plus les affronter, elles ne me rappellent que trop combien tu étais vrai. Et puis il y a tes yeux, tes grands yeux sombres qui paraissent me fixer, et cette terrible lueur qui y brille comme si tu allais t’animer. C’est trop pour moi. Tellement plus que je ne peux en supporter.
Tu es un manque constant. Une absence permanente, quasiment devenue présence. Tout me rappelle toi et pourtant tu n’es plus là. Le temps est long, les lieux sont vides, l’ennui est grand. Je tourne en rond et, quand je n’en ai plus la force, je m’installe devant ce qu’il me reste de toi, devant ce fauteuil qui sent toi, ce fauteuil sur lequel personne ne s’assoie, sacralisé comme ces tabous qu’on n’ouvre pas. Je me perds dans ces fibres de tissus encore imprégnées de ton odeur et de ta voix, mais rien n’y fait, car tu n’es plus là et j’ai beau attendre, ça ne te ramène pas.
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Lien du texte sur le site de TBS Press (Oui, il fallait choisir un pseudonyme alors j’ai choisi Otis, comme le scribe dans Astérix et Obélix Mission Cléopâtre. Parce que c’était franchement drôle, que moi non plus je ne pense pas qu’il y ait de bonne ou de mauvaise situation, et parce que Papi, il kiffait ces BD autant que son jardin).