Textes et nouvelles

[Nouvelle] Les rythmes invisibles

Jean n’avait jamais rencontré ses voisins. Il habitait au troisième étage d’un vieil immeuble à proximité d’un canal, enveloppé de calme et entouré de bâtiments qui se découpaient dans le ciel sous la forme de champignons. C’était un jeune homme plutôt discret qu’on ne pouvait croiser qu’au matin, de bonne heure, lorsqu’il s’en allait trier les chiffres derrière son ordinateur, ou le soir, à la nuit tombée, quand il rentrait dans son petit havre de tranquillité. Des autres habitants de l’immeuble, il ne connaissait que les noms plaqués en lettres d’or sur les boîtes aux lettres amassées dans le hall d’entrée.

Chaque dimanche soir, Jean se lovait dans son canapé en simili cuir pour dévorer quelques chapitres d’un roman commencé plus tôt dans la semaine. Ainsi, en cette nuit de Novembre, Jean s’empara du livre qui l’attendait sur une table de chevet et vint s’emmitoufler dans un plaid. Ce soir-là se démarquait par la météo maussade qui attristait la ville. Assis face au balcon, il contemplait de temps à autre les rangées de fenêtres qui s’allumaient et s’éteignaient sur la façade du bâtiment voisin, leur lumière brouillée par les gouttes de pluie accrochées sur sa baie vitrée.

C’était indéniablement un soir propice à la mélancolie.

Il était minuit moins vingt-sept lorsque le calme qui régnait en maître sur l’étage fut troublé par un violent fracas. Jean bondit de son canapé, laissant glisser son roman au sol sans se soucier d’en avoir marqué la page. Le vacarme provenait de l’appartement voisin, mais le jeune homme ne parvenait pas à imaginer quel objet aurait bien pu se briser avec une telle puissance. Hésitant, il passa la tête dans le couloir pour guetter le moindre signe d’agitation puis, poussé par la curiosité, il se résolut à presser la sonnette qui jouxtait celle de son appartement. Sous le petit interrupteur, on pouvait lire « Violette Hirondelle » inscrit en lettres rondes sur une étiquette rose, juste à côté de son nom à lui « Jean Bretelle », écrit sur un petit papier blanc.

De l’autre côté de la porte, c’était tout un monde qui semblait s’agiter. Des raclements de meubles étouffés se mêlaient au tintement de cristaux entrechoqués. Sans crier gare, de petits pas pressés bouleversaient cet étonnant concert, puis la mélodie reprenait son cours. Il fallut bien quatre ou cinq mesures avant que le cliquettement de la serrure n’interrompe ce mystérieux ballet.

—Oui ? s’enquit une petite brune aux cheveux en désordre et aux yeux gonflés de chagrin, à moitié dissimulée par la porte d’entrée de son appartement.

—Je vous prie d’excuser ma visite tardive, répondit Jean, mais j’ai entendu une explosion et je voulais m’assurer que tout allait bien.

Les yeux écarquillés, Violette élargit l’entrebâillement de la porte pour mieux étudier son visiteur. Elle portait une nuisette rose pâle et une robe de chambre blanche sur laquelle se détachaient des gouttes de sang. Jean s’aperçut qu’elle était blessée à la main. Il pencha légèrement la tête pour inspecter l’appartement et découvrit des centaines de petits cristaux de verre qui recouvraient le parquet.

— Ce n’est rien, assura Violette, les yeux rivés au sol. Je me suis un peu blessée. Mais j’ai l’habitude, je suis maladroite.

Jean se demanda un instant s’il devait retourner à son roman, mais Violette leva ses yeux clairs sur lui et il ne put s’empêcher de lui proposer son aide, se massant la barbe timidement :

— C’est un sacré bazar que vous avez semé là, et si vous me laissiez vous aider ?

La jeune femme fit la moue, hésitante, puis elle finit par s’écarter pour le laisser entrer. Il y avait du verre partout, éclaté en minuscules fragments, si bien qu’on ne savait où poser le pied.

—Vous avez des pansements ? Nous devrions peut-être commencer par soigner votre main avant de nettoyer le reste, proposa Jean.

Violette opina du chef, disparut dans la salle de bain un instant puis revint avec une trousse de secours. Ils se frayèrent un chemin parmi les débris puis s’installèrent sur un coin de canapé.

— Je suis désolée de gâcher votre soirée, s’excusa-t-elle sans oser le regarder dans les yeux.

Penché sur la paume de sa main, Jean s’affairait à retirer les minuscules cristaux de verre qui s’étaient incrustés dans sa chair.

— Ne dites pas de bêtises, expliquez-moi plutôt votre mésaventure !

Violette détourna la tête, une main dans celle de Jean, l’autre pressée sur son épaule comme pour ériger une barrière imaginaire entre eux. Elle semblait si fragile ! Jean brûlait de savoir comment un si petit bout de femme avait pu générer un tel cataclysme.

— Eh bien, je regardais les étoiles et je les trouvais si belles que mes pensées ont commencé à danser sur leurs branches, dit-elle tristement. C’est idiot, mais j’ai songé que j’aimerais qu’on me regarde avec autant d’attention, un jour. Et patatra ! Mon cœur s’est brisé.

— Votre cœur ! répéta Jean, horrifié.

— Oui, mon cœur, confirma-t-elle mollement.

— En autant de petits morceaux ? Pour des étoiles ?

—Oh ! Ce ne sont pas les étoiles, souffla Violette. Ce sont les pensées qui s’y sont accrochées. Ça fait si mal de les ramener sur terre…

Jean contempla le parterre de verre pilé qui l’entourait, hébété. Jamais il n’avait vu de cœur si abimé ! C’était un spectacle désolant, si désolant qu’il ignorait même s’il était possible d’en tirer un peu d’ordre. Alors il s’appliqua à soigner la plaie de la jeune femme avec toute la douceur dont il disposait. Il n’en avait plus beaucoup, mais il tenait lui offrir le peu que la vie lui avait laissé. La pauvre fille en avait manifestement besoin plus que tout au monde. Quand il eut appliqué le bandage sur sa main, il s’empara du balai qu’elle avait abandonné contre un placard et entreprit de rassembler les débris. De son côté, Violette déposa sur une table la base du caisson de verre qui avait explosé et s’arma d’un tube de glu extra-forte. À l’intérieur du récipient gisait un petit coeur criblé d’éclats de verre.

— C’est de ma faute, je n’ai jamais su comment le protéger convenablement, expliqua-t-elle doucement.

Quand sonna minuit, tous deux étaient attablés autour du caisson et s’affairaient à soigner l’organe torturé. Dès que celui-ci retrouva un battement moins essoufflé, Violette offrit un premier sourire à Jean, et le jeune homme éprouva encore plus fort l’envie de l’aider à nettoyer le chaos qui l’avait frappée. Ils entreprirent alors de remonter les parois du caisson, fragment par fragment. La jeune femme s’efforçait de solidifier la structure avec du scotch et des litres de colle, mais les fissures demeuraient flagrantes. Certain que leurs efforts ne seraient pas suffisants, Jean rassembla tout son courage et proposa à Violette de le suivre dans son appartement.

— J’ai peut-être quelque chose qui pourrait vous aider, fit-il en lui prenant la main pour la conduire de l’autre côté du mur.

Une fois dans son salon à lui, Jean extirpa un caisson d’une armoire et le posa sur la table basse. Violette l’observa faire avec stupeur :

— Vous gardez le vôtre dans une armoire ? hoqueta-t-elle. Mais comment peut-il se nourrir de lumière ?

— Ne vous en faites pas, la rassura Jean. C’est un système qui marche très bien. Approchez.

Le caisson de Jean était bien différent de celui de Violette, en commençant par le fait qu’un mur de pierres cimentées recouvrait les parois de verre de l’intérieur, alors que celui de la jeune femme était entièrement transparent. En l’inspectant de plus près, Jean constata qu’un pan du mur était menacé d’une toute petite fissure et qu’une pierre s’était détachée de la structure. Il s’empressa d’ouvrir le caisson et s’efforça de remettre la pièce dissidente en place, en se jurant d’acheter une poche de ciment dès le lendemain matin pour empêcher la fissure de s’élargir.

— Vous avez bâti un véritable mur ! s’étonna la jeune femme. Comment un autre coeur peut-il battre en harmonie avec le vôtre s’il n’est jamais témoin de son rythme ?

— Ce n’est pas ce qui compte, dit Jean en fixant la fissure d’un oeil inquiet. L’important, c’est que si le verre se brise, il ne peut pas blesser le coeur. Le vôtre n’est pas assez protégé, voilà pourquoi il explose et pourquoi vous finissez blessée.

— En miettes, confirma Violette.

— Voilà, exactement. Alors, voulez-vous quelques pierres pour vous défendre ?

— Me défendre ?

— Oui, Mademoiselle Hirondelle. Vous défendre contre les coeurs qui battent trop vite, ou pas assez, et qui finissent par bousiller votre rythme et détruire votre mélodie.

— Oh ! Non, rétorqua la jeune femme, horrifiée. Si je construis un mur de pierre, non seulement mon coeur ne se nourrira plus jamais de lumière, mais comment pourrais-je espérer qu’un autre coeur tombe amoureux de son rythme ? Il faut savoir lire la musique des autres pour la jouer avec eux. Un mur rendrait ma partition invisible !

—Est-ce bien aussi grave que vous le suggérez ?

Violette prit la main de Jean et la fissure sur le mur s’élargit un peu plus. Le jeune homme retira sa paume aussitôt qu’il s’en rendit compte. Le regard triste, Violette récupéra sa main et la déposa à nouveau sur son épaule pour former une barrière contre sa poitrine.

— J’ignore si c’est grave, mais je sais que c’est incroyablement triste. Si l’on ferme son coeur au monde, on l’aveugle et on le rend invisible aux autres.

— Et alors ? insista Jean. Est-ce un mal si cela le préserve des violents fracas comme vous en avez connu ce soir.

Violette examina le mur de pierres, songeuse, puis finit par répondre d’une voix lointaine :

— Je crois que les fracas ne sont pas aussi graves qu’ils en ont l’air tant qu’il nous reste assez d’espoir pour irriguer la valve. Mais s’il n’y a plus d’espoir… Oh ! À quoi bon avoir encore un coeur ?

La jeune femme se hissa alors sur la pointe des pieds, déposa un baiser timide sur la joue de Jean puis quitta l’appartement pour regagner le sien. La vision d’un tel mur de pierres lui était insoutenable : elle ne pouvait imaginer une vie sans transparence. Violette posa une main sur son thorax dans l’espoir vain d’étouffer le picotement qui lui bloquait la respiration. Elle était triste, elle aurait aimé pouvoir lire la partition de Jean. Qui sait ? Peut-être aurait-elle même été capable de la jouer.

Seul face à son mur de pierre fissuré, Jean entendit le cliquetis de la serrure voisine retentir. La seconde suivante, c’est un nouveau fracas de verre qui résonna de l’autre côté de la cloison. Dans le caisson, la pierre chancelante tomba.

Heureusement, Jean irait acheter du ciment de bonne heure demain matin.

paulineperrier

View Comments

  • Comme d' habitude , tu écris bien , avec beaucoup de sentiments ! J' en ai les larmes aux yeux ! Bisous

  • Encore une magnifique et émouvante nouvelle, qui ne pourrait se décrire que par des superlatifs. On dirait qu'un certain Antoine de Saint-Exupéry s'est penché sur ton berceau quand tu étais petite...

  • Cette nouvelle est un vrai régal ! ca fonctionne à merveille car je me surprend à imaginer une suite pour ces personnages.

    • Oh merci beaucoup ! Je dois avouer que je repense souvent à eux, j'ai pris beaucoup de plaisir à les imaginer :)

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